19 juin- Martial et l'étoile 6te & fin

Rappel de la fin de l’épisode précédent : "Celle qui relate scrupuleusement les faits de cette histoire remarque alors que le gnhomme a changé de visage et que ses yeux s’éclairent d’une lueur fiévreuse qui le rend beau, abruptement. Martial lance un œil goguenard à la narratrice lui signifiant sa satisfaction d’avoir touché au but et lui intimant l’ordre de reprendre le récit sans se disperser. Ce que Martial ne comprend pas, c’est que le gnhomme a chaviré, accepté de chavirer et a gagné dans ce basculement la capacité à émouvoir. Et à présent, la narratrice voudrait connaître son prénom."

Le gnhomme lève les yeux vers la narratrice, son regard, lame, tranche la rétine.
- Mon prénom ? Qu’importe. Je ne m’appelle pas tant qu’on ne m’appelle pas et justement on ne m’appelle plus.
- Pourquoi ne t’appelle-t-on plus ? demande la narratrice.
- Je ne sais pas, répond le gnhomme en une moue qui prouve qu’il sait très bien.
- On ne t’appelle plus, parce que tu n’appelles pas. On ne t’appelle plus parce que tu es devenu boulet et poids mort. On ne t’appelle plus parce que tu as perdu ton étoile. L’étoile, elle, t’appelle, martèle alors Martial.
- Ok, où est-elle ton étoile que je lui cause et qu’on règle le truc une fois pour toutes ?

Le gnhomme se lève, torse nu, et gagne la salle de bain pour passer de l’eau sur son visage. Ouvre grand ses yeux bleus, replace les boucles brunes qui ourlent sur son front. Quelque chose en lui se redresse à commencer par les épaules, son corps se tend, son port est altier. Martial le regarde faire, dodeline de sa boule tandis que la narratrice demeure la plume suspendue en l’air.
- Alors ?
- Alors, attend, elle va venir, répond Martial en se dirigeant vers la fenêtre.
- Ouais, venir pour repartir. Ton étoile, c’est pas de la poussière, c’est de la poudre. Blanche, de perlimpinpin et d’escampette.
- Tais-toi, lui intime Martial en tendant une antenne à l’extérieur comme pour prendre la température. Tais-toi, reprend-il, ton étoile n’a plus beaucoup de forces et peine à s’exprimer.
Le ciel de Paris est noir, auréolé d’orange, à peine la lune glisse-t-elle un morceau de croissant. Les étoiles sont mouvantes, lumières des avions, autant de destinations comme autant de rêves.

«Il doit être quatre, cinq heures environ, se dit Martial, le soleil ne va guère tarder à crâner, il faut faire vite ou le gnhomme ne croira plus.». Le martien se concentre, se replie en boule, entre ses antennes, pendant que le gnhomme qui a regagné son lit affecte de se désintéresser de la scène. « Que fait-elle ? » se demande Martial qui commence à craindre pour le succès de sa mission, « Allez, un ultime effort, un dernier sursaut l’étoile, ne te laisse pas mourir à l’orée du possible !».

Mais rien, rien ne se passe ni ne vient troubler l’impassibilité de la ville silencieuse. Martial en aurait presque les larmes aux yeux s’il connaissait les larmes. Le gnhomme lui, trône, fier d’une victoire qui marque sa défaite. Mais soudain, une lumière ténue, comme virevoltante, éclaire la plume de la narratrice. Surprise, cette dernière (qu’on avait oubliée) regarde son stylo et voit la plume devenir incandescente, en pouls de luciole. Martial a immédiatement repéré le phénomène et crie : «secoue-le, secoue-le !».

Perplexe, la narratrice ne comprend guère les injonctions de Martial et regarde la plume brillante, lumière argentée presque blanche. «Secoue-le, secoue-le !» répète Martial. Le gnhomme essaie de ne rien laisser paraître de sa frayeur. D’un coup d’antenne de pieuvre, Martial arrache le stylo de la main de la narratrice et le secoue. Une encre lumineuse d’étoiles éclabousse la pièce et Martial roule à toute vitesse dans l’appartement, agitant son antenne, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’encre. Le gnhomme et la narratrice semblent ne plus rien comprendre à ce qui se passe, la narratrice le confirme présentement. Alors Martial se calme, reprend place et souffle de martien.

On ne perçoit pas d’emblée le changement dans l’appartement mais malgré tout quelque chose s’est produit. A terre, les livres se sont refermés, les feuilles parcourues d’écriture se sont empilées. Vaisselle et cendriers n’ont pas bougé. Le gnhomme non plus, mais son ventre est étincelé et il le regarde, hébété. Le palpe et le roule entre ses doigts, la lumière mordorée transperce la peau et on distingue des tripes. Des vraies, enroulés de courage, de volonté et de ténacité dans une membrane de rires. Le gnhomme semble le premier surpris qui les découvre, «j’ai des tripes», balbutie-t-il et on dirait qu’il est ivre alors qu’il vient juste de revenir sur terre. Martial contemple le gnhomme l’air amusé et la narratrice a vaillamment repris le fil (ou spaghetti pour le lecteur qui suit) de son récit. Le gnhomme poursuit son palper rouler tel une femme sur ses cuisses à la mi-juin et finit par lever la tête vers Martial.
- Alors la voilà mon étoile...
Il sourit lorsque son attention est attirée par la pile de livres au sol. Les tranches de certains d’entre eux battent en pouls lumineux. Prudemment, il les attrape. Prévert, Crébillon, Baudelaire, Eluard, Ponge, Aragon, Racine, Hugo, Faulkner, Izzo et des dizaines d’autres qu’il ne se souvient même pas avoir eus en bibliothèque. Parmi les volumes de «comment vivre seul, manger seul, arrêter de fumer tout en arrêtant de boire, etc.», ils palpitent. Il en est même un qui tressaute, trépigne d’impatience et fait tomber la pile qui l’empêche de respirer. Le gnhomme l’attrape, Manifeste du Surréalisme, et il rit. Il tourne la tête, regarde sa pile de CD, sa pile de DVD qui connaissent le même phénomène lumineux.
- C’est ton étoile, dit Martial, elle n’est pas une, elle n’est pas objet, elle est poussière.
- J’ai compris, répond le gnhomme, qui touche à nouveau son ventre.
- Tout dépend de ta faculté à voir, ajoute Martial. Si tu gardes les yeux ouverts, tu verras que tu as du ventre et que le monde des gnhommes te donne partout et à chaque instant des raisons d’être heureux. Tiens, regarde tes feuilles et ouvre ton répertoire, tu verras ressortir, lumineuse, la qualité de ta prose, la brillance du mot juste, et la célérité fulgurante du style. Tu verras aussi ressurgir les noms de ceux que tu n’appelles pas et qui ne t’appellent plus et auxquels tu manques. Ceux, celui et celles. Vas-y.

Le gnhomme suit les conseils de Martial, constate la véracité du propos. Derrière les phrases barrées, les paragraphes raturés, des mots affleurent à la surface, se signalent comme pour crier à l’aide. Tendent la main pour être sauvés des flots, extirpés du néant. Dans son répertoire, les feuilles volètent d’elles-mêmes et font revenir des prénoms, histoires longues et abandonnées, ou avortées à peine initiées, famille, amitié, amours naissantes. Leur bruissement exhale des souvenirs qui semblent parler au gnhomme. Ses joues reprennent de la couleur. A mesure, l’éclat de chaque chose devient plus dense, comme si l’étoile gagnait en puissance.
- Est-ce que tu veux dire que l’étoile ne dépend que de moi ?
- Pas tout à fait le gnhomme, mais oui, en grande partie. C’est toi qui la fais croître.
- Mais il me semble l’avoir connue, pourquoi, comment, où l’ai-je perdue ?
- Tu n’y croyais plus. Tu la croyais dépendante de quelqu’un d’autre, en quelqu’un d’autre, c’était faux.
Les larmes montent aux yeux du gnhomme.
- J’ai le sentiment de revenir de l’enfer et pourtant tout cela n’est que rêve. J’ai trop bu, c’est cela ? Je vais m’éveiller dans des vapeurs derrière lesquelles je retrouverai le monde terne.
- Non, tu ne rêves pas ou alors tu rêves complètement et pourquoi pas ? L’étoile est là, tu l’as vue, tu sens ses effets et tu la fais vivre. Ne lâche pas. Avance à présent. Décourage-toi parfois mais pour remonter plus vaillant. N’oublie jamais les chevaliers ni l’étoile de la Poésie, elle veille sur la tienne. Ravive-la ici pour maintenir la tienne intacte, elle est partout, de chaque instant, en toute chose. Observe les lumières, les couleurs, laisse-toi déambuler le long de la brise des sensations.

A mesure des propos de Martial, le gnhomme semble s’apaiser mais sa main est crispée sur un livre. L’appartement est piqueté de lueurs en tous points et le gnhomme les regarde avidement, l’un puis l’autre, l’autre puis l’un, comme s’il craignait de les voir soudain s’envoler. Martial dodeline et à chaque basculement rapetisse. En quelques minutes, il redevient lézard. A la fenêtre, le soleil effectue paresseusement un lever du lit de nuages, sans se presser, et Rossinante tape le carreau du nez. Le gnhomme regarde tout cela, semble calme mais tient à un fil (ou à un….). Au moment où Rossinante referme la fenêtre et s’envole un lézard heureux sur le coin de l’oreille, la narratrice pose sa plume sur son bureau et se dirige vers le gnhomme.
- Tu sais, ton étoile poésie «porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons» et «se fait dans un lit comme l’amour». Et si tu crains de la perdre, laisse-moi la fixer au ruban de tes yeux.

Du bout des doigts elle clôt ses paupières, prend sa main précieusement dans la sienne et le guide vers le lit. Alors, dans «les draps défaits qui sont l’aurore des choses», le gnhomme murmure enfin à l’oreille de la narratrice… son prénom.
DEBUT DE LA FIN


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