14 juin- Le martien et l'étoile (5)

[...]
- Ah bon ?
- Oui, je ne comprends pas. Nous n’avons que la poussière d’étoile, rétorque Martial, vous avez une étoile. Pour vous seuls, une pour chacun et vous geignez, vous traînez le long du chemin d’une existence courte par rapport à la nôtre et dont vous ne semblez guère profiter. Tu me parles d’une femme, je ne sais pas de quoi il s’agit. Tu évoques l’amour, connais pas. Tu écoutes de la musique, tu lis et apparemment tu écris, tout cela semble intéressant, chez nous les seuls artistes sont des gnhommes importés.
Le gnhomme lève les yeux au ciel, fait mine d’ignorer la présence de la boule rouge au pied de son lit mais, imperturbable, Martial poursuit.
- Veux-tu que je te parle plus longuement de notre vie d’éternité, de ma planète où rien ni personne ne change jamais, que je démonte les images toutes faites que vous, les gnhommes, nous plaquez sur les anses, soucoupes volantes, invasion, OVNI et tout le tintouin ?
Le jeune gnhomme se relève, tente de prendre contenance. Remet ses cheveux en place, se frotte les yeux. Il a du mal, ses gestes sont maladroits et engourdis, mais enfin il semble parvenir à se concentrer sur cette conversation qu’il juge irréelle. Elle l'est, mais tous les gnhommes en ont connues une, voire plusieurs. Calmement, Martial continue de fumer, conscient de son effet. Dans la pièce, un silence d’autant plus palpable qu’il succède à la chanson de Brel et que la rue ne se froisse d'aucun bruit. Martial se balance d’un côté sur l’autre paisiblement, comme assis dans un rocking-chair.
- Qu’est-ce que tu fumes ? lui demande finalement le gnhomme
- De la poussière de ton étoile.
- Quel goût a la poussière d’étoile fumée ? interroge le gnhomme.
- Eh bien, comme vos tabacs, la poussière d’étoile a le goût du gnhomme qui fait briller l’étoile. La tienne est épicée, iodée et elle gratte un peu les antennes et a des relents d'amertume.
- C’est bon quand même?
- Bof, répond Martial, les premières bouffées sont intéressantes, mais elle écoeure vite, trop boisée, trop d’écorce, tu vois. Elle manque de fleurs et puis…
- Et puis ?
- Et puis, ma poussière d’étoile préférée est rare, on en trouve très peu là-haut. Elle a une spécificité c’est que lorsque tu la fumes, au moment où tu penses avoir exploré toute la palette de ses arômes, que les volutes s'évanouissent déjà, se distille alors un parfum de feuilles qui frissonnent, une note ambrée de ronronnement de chat et, ultime sensation, le suc d’un pépiement d’oiseau. Tu vois, j’adore, parce que pas d’arbres, d’oiseau ni de chat d’où je viens.
- A quel gnhomme est l’étoile dont tu extrais cette poussière ?
- Ah, voilà ! Cette étoile est spéciale, d’où la rareté de sa poussière. Elle est éloignée, itinérante et versatile : la croiser trois ou quatre fois dans l’éternité c’est déjà beaucoup pour un martien. Elle n’appartient à aucun gnhomme et tous contribuent pourtant à sa lumière ainsi qu'à la qualité, à la finesse et à la puissance de son parfum. J’ai entendu dire que durant des années, selon un cycle mystérieux, décharnée, son existence semblait être en péril. Son équilibre est fragile, précaire, sa poussière précieuse. Là où je vis, on l’appelle poésie. Et ici ?
Le gnhomme sourit, mais c’est un rictus.
- Martien, ce que tu me racontes est sans intérêt. Ton monde est finalement calqué sur le nôtre. Ton étoile poésie là, elle a pas pour copines une étoile Histoire, une autre Littérature et même une Sociologie ?! C’est le baccalauréat ta planète ? Pfff, allez, repars d’où tu viens, faut que je dorme, dit le gnhomme en remontant les draps sur sa poitrine, j'ai mal à la tête, ça tourne ou bien l'appartement tourne.
Martial ne se démonte pas, d'ailleurs il ne peut pas: c’est une boule, et poursuit d’un ton égal :
- Ton esprit est fermé. Tu es un petit gnhomme, tu n’es rien et je me demande ce que je fais ici. Tu poses des questions et n’écoutes pas des réponses que tu estimes connaître par avance. Alors, écoute une dernière fois, vais parler en un trait, ça va être indigeste, pour le lecteur aussi d'ailleurs, mais au moins tu auras de la matière à malaxer pour quelques jours.
Oui, notre système est plaqué sur le vôtre, émotions, sentiments et culture en moins, parce que vous nous avez inventés. Les mots mêmes d’étoile ou de martien n’existeraient pas dans votre langue que je ne serais pas là ! Assume ! Assumez ! Vous chérissez le soleil et la lune parce que vous avez établi scientifiquement leur rôle sur votre planète mais, en secret, dans vos rêves, c’est la déferlante d’étoiles et de martiens. Le soleil, connais pas. La lune, connais pas. Chez nous, votre étoile de la poésie illumine les autres; qu’elle perde son éclat et toutes crèveront à petite lumière. Nous avec, privés de nourriture. Et non, pas d’étoiles de l’histoire ni de la littérature, celles -ci sont des étoiles de gnhommes. Vois-tu, l’Histoire, la Littérature et tout le reste relèvent de gnhommes, d’individus, mais sans l’étoile de la poésie, rien, le néant, elles ne brilleront jamais.
- Et donc ?
- Et donc ? Et donc la tienne s'en éloigne. Elle a déjà perdu une branche, laisse-la seulement mourir que tu mourras aussi. Tu déambuleras dans ce monde comme tu le fais en ce moment. Fantôme de gnhomme, ombre terne et sans éclat, je t’offre une chance, tu n’en auras qu’une.
- Ouais, mais moi, j’en ai marre de toutes tes bonnes femmes. Celle que j’ai serrée dans mes bras et qui s’est barrée. De ta poésie et de ton étoile qui se sont barrées aussi. Et du reste.
- Pauvre petit gnhomme, vraiment je te plains. Et toi, qu’as-tu fait pour les retenir ? As-tu travaillé ? As-tu pensé à cette femme que tu tenais dans tes bras en oubliant tes bras, et le "je" pour le "nous" ? T'es-tu demandé quelle sorte d'étoile t'habitait pour que cette femme te regarde? Et la sienne? As-tu travaillé ta plume, as-tu donné du souffle et de l'élan à tes rêves ? As-tu aiguisé ton regard et tes sens pour recueillir la poésie de ton monde comme moi la poussière d’étoile ? Te voilà affalé, quand redresseras-tu l’échine ? Relèveras-tu le menton pour cesser d’observer tes pieds qui ne marchent même plus droit et pour regarder là-haut ? Et à droite, et à gauche ? Et derrière!
Martial a rangé sa pipe. Par des mouvements d’antenne, il fait comprendre au gnhomme que l’entretien touche à sa fin. Le gnhomme ne bouge pas, entre stupéfaction et consternation. Martial voudrait planter le pieu final.
- Et dis-moi le gnhomme, t’as pas d’amis, pas de famille ? Pas de mélopées s’échappant des fenêtres qui viennent jusqu’à toi sans que tu aies à faire le moindre effort ? Des gnhommes qui viennent vers toi, te tendent les mains coupelle pour tes maux sans que tu aies à faire le moindre effort ? Il paraît, relatent vos livres, que les gnhommes sont cruels, que déferlent sur votre Terre, cris de souffrance, d’agonie, et de guerre, larmes et barbarie et nous voyons en effet des nuages d’étoiles disparaître en un instant. Mais vous avez le choix. Etre ensemble et vivre ensemble c’est aussi mourir ensemble, et toi tu décides de crever seul. Vas-y.
- Ce que tu dis en gros, toi le martien qui ne connait rien à ma planète, c’est que je devrais me dire, cool, j’ai trop de chance d’être un gnhomme, de me lever chaque matin pour aller bosser pour un autre gnhomme, comme tous les autres gnhommes, et que si par hasard au détour de cette existence morne il m’arrivait d’éprouver ne serait-ce qu'une miette de joie, il me faudrait immédiatement pour en profiter reléguer la souffrance des autres ? Merci pour tes discours moralisateurs et ton bon sens gnhommique, ils me manquaient. Tu crois quoi ? Ta raison à deux balles elle permet de tenir debout, mais pas longtemps et à condition de ne pas penser.
- Ce que je te dis, c’est que ce soir est ta dernière chance de rencontrer ton étoile. En fait, je n’ai rien à te dire, je te donne un choix en chance.
Celle qui relate scrupuleusement les faits de cette histoire remarque alors que le gnhomme a changé de visage et que ses yeux s’éclairent d’une lueur fiévreuse qui le rend beau, abruptement. Martial lance un œil goguenard à la narratrice lui signifiant sa satisfaction d’avoir touché au but et lui intimant l’ordre de reprendre le récit sans se disperser. Ce que Martial ne comprend pas, c’est que le gnhomme a chaviré, accepté de chavirer et a gagné dans ce basculement la capacité à émouvoir. Et à présent, la narratrice voudrait connaître son prénom.

Bientôt, dans le dernier et sixième épisode de cette "Paix des étoiles", vous saurez que notre gnhomme se nomme Luke et entendrez cette phrase, prononcée à travers les tuyaux d’une robinetterie : « je suis ton pèèèèère » (c’est bien ça the phrase culte ?). Malgré tout, le suspense demeure quant à l’issue ultime et finale, suprême et définitive de ce récit.

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