12 juin- Le martien et l'étoile (4)

Martial se laisse tomber du mur, atterrit sur le ventre du gnhomme, remonte jusqu’à son nez. Dans l’appartement il fait chaud, le corps du gnhomme est moite. Au contact du lézard, il frissonne et semble se détendre, éclore en parcelles. Martial se pose sur son nez et, de sa queue, chatouille l’espace en chemin, entre le nez et la bouche où, à la naissance une étoile pose sa branche dont elle laisse trace à jamais pour signifier que ce gnhomme est le sien et qu’il cesse enfin de hurler. Le gnhomme soupire, porte la main à son visage et se dresse sur son séant en sursaut. Martial est projeté à l’autre bout du lit. Le gnhomme écarquille des yeux bleus hébétés, cherche ce qui a pu le réveiller. Prenant son courage à quatre pattes de lézard, Martial s’engage sur la jambe droite, le gnhomme le voit et le laisse poursuivre son ascension, jusqu’à sa main où il l’accueille.
- Tiens, un lézard, tu t’es paumé, qu’est-ce que tu fous là ?
- Ne te fie pas aux apparences le gnhomme, comme ça j’ai l’air d’un lézard mais en fait je suis un martien.
- Ah bon, fait le gnhomme qui dépose Martial sur le drap, s’allonge et se retourne, prêt à repiquer du nez.
Martial se demande si, sur Terre, les gnhommes se sont familiarisés avec les lézards qui parlent, surtout en un discours construit grammaticalement. Il a bien entendu parler des langues de vipère, mais voilà tout. Il traverse le lit, se place sous le nez du gnhomme :
- Eh, le gnhomme, je parle !
- Oui, je t’entends ! Et justement si tu pouvais te taire, je voudrais dormir.
- Je suis venu te parler de l’étoile là-haut, il faut que tu m’écoutes, le voyage a été long et je ne pourrai pas me permettre de revenir toutes les deux semaines, Rossinante se fait vieille et Jumper est trop insolent et bavard pour que je me farcisse avec lui des années lumière.
Derrière, la chanson de Brel joue toujours et Martial voudrait trouver la force, dans son maigre corps de lézard, de se catapulter sur le bouton on/off de la chaîne.
- Tu ne veux pas arrêter la musique ?
- Non, je ne veux pas. Qui es-tu lézard pour me dire ce que je dois faire chez moi ?
- Je suis venu de la part de l’étoile, la tienne, la vraie, pas l’inaccessible de l’autre, elle a perdu une branche et ne parvient plus à briller.
- Ok, le martien, t’es venu me parler de rien, tu ne peux pas parler, tu es un lézard, moi je suis bourré et je préfère dormir, ça m’évite de soutenir des conversations avec les lézards ou les araignées, Lacenaire ou Marlowe, John Lennon ou Franquin, tu vois. Puis les voyages au Japon, sur la matrix, au Cambodge ou sur la terre du milieu m’ont usé, suis devenu casanier, trop de décalages, horaires entre autres. Fous-moi la paix, dégage.

Le gnhomme cache sa tête sous le drap et Martial reste pantois, désarçonné par l’animosité de l’individu. Comment faire et que dire ? Martial gagne le rebord de la fenêtre, lève les yeux et voit que l’étoile faiblit, éclat terne parmi le scintillement des autres. «Il me faut de la poussière d’étoile», se dit-il. A peine cette pensée lui traverse-t-elle l’esprit qu’il voit filer une étoile en une traînée lumineuse dont la poussière s’évente dans le ciel. Martial tend la langue le plus loin possible, les miettes de l’astre s’y posent en un nuage et le lézard se sent prendre corps de martien, reprendre corps en somme. Mais à quoi ressemble le martien ?

Le martien est une boule, légère, semblable aux énormes ballons sur lesquels on s’asseyait enfant, pour sauter et aller haut, rebondir sans se faire mal. Il n’a pas de sexe mais une couleur et Martial est rouge. Sa nourriture, on l’aura compris, est la poussière d’étoile nietzscheéenne sans laquelle le martien est condamné à demeurer figé dans la constellation car elle lui permet de rouler. Plus le martien ingurgite de poussière d’étoile, plus il est libre et léger. Il a deux antennes pour percevoir les mondes et, sous les mains des enfants, elles se recourbent en anses auxquelles s’accrocher (pour sauter et aller haut, rebondir sans se faire mal). Martial a donc repris boule, de l’antenne éteint la chaîne, et roule jusqu’au lit où le gnhomme s’est déjà assoupi. Là, il allume une pipe et il ne lui manque que la double casquette sur la tête, tant il semble concentré, tendu vers un point lointain.
- Bon, le gnhomme, fini la rigolade maintenant, réveille-toi, et il fait sauter son antenne en élastique sur la joue du jeune gnhomme.
Le jeune gnhomme est plutôt beau, du moins selon le point de vue de celle qui relate scrupuleusement les faits sans les altérer, car le martien demeure pour sa part insensible à ce charme, ce qui lui permet de se focaliser sur les raisons de sa présence auprès de lui.
- T’as perdu ton étoile ou quoi ? C’est elle qui m’envoie ici, parce qu’elle voudrait récupérer sa branche. Décharnée, elle risque de mourir et de s’évanouir dans le néant.
- L’étoile mon coco, ça fait bien longtemps que je l’ai perdue. Non mais c’est quoi ces conneries ? A Paris, tes étoiles, on les voit même plus. Le ciel est orange.
- Me fiche pas mal des étoiles que tu vois ou pas. Une suffit et tu la connais très bien. Ne brandis pas la carte de l’amnésie. Faut-il pour te secouer que j’évoque Nerval, Hugo, Aragon, et tous les autres de là-haut ?
- Non, pas la peine, m’en fiche pas mal. Parle-moi plutôt de Tarzan, de Cartouche ou de Montale, de Julien Sorel, de Luke Skywalker, de Gaston, d’Arthur, de Batman, du club des Cinq, que devient Mick d’ailleurs, Merlin et Morgane?
- N’existent pas tous ceux-là !
- Ah, tu vois ! Eh bien ici, on nous fait croire que si, figure-toi et chaque fois, quand tu lis un bouquin ou que tu regardes un film, tu te dis que la vie va enfin être possible. Mais ce sont des histoires, tous ceux-là, comme tu dis, peuvent pas exister trois secondes ici sans crever. Que des histoires, comme les martiens qui parlent en ballon ou en lézard. Je peux dormir maintenant ?
- Mais l’étoile, elle existe elle, elle est à toi, mets-y ce que tu veux et qui tu veux. T’as qu’à t’y mettre toi.
- Moi ? Je ne suis rien, je ne pèse pas, je n’existe pas. J’ai cru être pirate puis chevalier, voulu être médecin ou écrivain, j’ai même failli faire le bonheur d’une femme. Puis finalement il reste quoi ? Rien. Nous, les gnhommes sommes condamnés par les nôtres et un peu par les vôtres, à n’être rien, à rêver haut pour nous casser la gueule et mesurer puissamment que ouais, on est sur terre.
Martial reste calme, tire sur sa pipe du bout de l’antenne, les volutes s’égarent comme ses pensées.
- Ca veut dire quoi rêver le gnhomme ? Là-haut on me dit que rêver c’est croire.
- Rêver c’est croire oui, être pris pour un con en gros, ça va jusqu’à dix ans tu vois, et encore, l’âge recule, mais ensuite quoi ?
- Ensuite quoi ?
- Ensuite rien. Tu t’éloignes de ta mère et la cherches en chaque femme. Tu t’éloignes de tes livres et les perds en route. Tu t’éloignes de tes rêves grignotés par les dents scie du fric et du quotidien. Et puis tout se mélange et tu rencontres une femme qui devient livre, rêve, mère et étoile et tu t’y accroches.
- Ensuite quoi ?
- Ensuite rien. Tu n’es rien, elle seule fait de toi quelque chose ou quelqu’un, t’insuffle une raison de vivre. Qu’elle parte et c’est le néant.
- En somme, vous les gnhommes ne pouvez vivre seul ? Là-haut tu sais le gnhomme, nous les martiens mangeons, fumons, sniffons de l'antenne, de la poussière d’étoile, pas pour rouler à deux, à plusieurs ou ensemble, mais pour rouler tout court et tout seul. Le gnhomme se tait, passe de l’eau sur son visage, redresse l’échine, finit par émettre un «ah bon ?» en interrogation.

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