12 mai 2007- Pour Majdi

Cela fait huit ans maintenant et pourtant je ne suis retournée qu’il y a peu boulevard Mortier. Je n’ai rien ressenti, demeurée de glace comme à l’annonce de la disparition. Seule la culpabilité m’étreignait de ne pas pleurer.

Boulevard Mortier, Majdi m’attend chaque matin pour aller au collège. On se tient par la main ou bras dessus dessous. Majdi, tu es ma première clope, l'amitié incandescente, lorsqu'il n’y a rien à expliquer ni à justifier; juste vivre, prendre et donner. On parle des garçons, des filles, de tes frères, de ma sœur, des profs et des parents. Quand dans les boums, les autres amorcent leurs premiers baisers lingués, toi et moi, sur le balcon ou dans la cuisine, on se moque, on se marre mais c'est parce qu'on est jaloux. Même aujourd’hui, avec le recul, je ne trouve pas stupides nos éclats de rire et j’ai toujours les photos de notre complicité. Et je me souviens aussi de la première fois où je tombais amoureuse et de ta peur de me voir m’éloigner.

Ensemble tout le temps toujours. A quelques ruelles ou quelques mètres de plage, tes étés et les miens à Sousse, nos images à la rentrée, la joie de nous retrouver. Le théâtre. On grandit ensemble, ensemble nous restons. Des conneries à n’en pas finir de les échafauder avant d’en rire. Jamais je n’ai revu de rire aussi blanc et large que le tien. Tes campagnes et tractations en début d’année pour que je sois élue déléguée. Tu me défends et je te le rends bien. Je te file les anti-colles, te souffle toutes les réponses et t’écris tes rédactions. Dans la cour du collège un jour je me bats et toi, tu arrives, tu ne nous sépares pas: non; tu ne sais pas pourquoi, on verra après, mais pour l’heure tu le frappes aussi. Je n’ai pas de copine, clandestinement dans les toilettes des filles, c’est toi qui me « tient la porte ».

Toi et moi, les autres aussi, mais toi et moi surtout, à Paris, à Munich, à Berlin, à Rome. En bateau, en train, en car, dans le métro, ta main sur mon épaule. Sur les feuilles de papier de mon album souvenirs, il en est un pur nectar. Un soir de juin sur la terrasse d’un couvent, tout le monde est parti et il ne reste que nous. Nous savons que nous n’irons pas au lycée ensemble parce que je pars dans quelques jours. Il y a le soleil qui rougeoie et nous dominons Rome ; la brise se lève, effleure du linge qui sèche. Carte postale d'Épinal. Des cris d’hirondelles, un poste de radio passe Joe Cocker, Many Rivers to cross… Je sais que ces quelques minutes où tout parlait pour nous, la tristesse et la peur, mais aussi la force du lien avec des mots d’ados, tu les as gardées. Dans ces tournants où l’identité se forge, je les sens pierres fondatrices, compréhension que l'essentiel est indicible. Je pourrais m’épiler les poils des bras que la résurgence de l’instant les dressera malgré tout jusqu’aux cheveux. Aujourd’hui, j’ai l’image dans la tête et l’hirondelle au bout de la plume.

Majdi, tu débordes d’une générosité rare, flux vital. Tes yeux pétillent de malice, en une seconde ton visage s’illumine. Qu’est-ce qui nous unit ? L'intégrité vécue naturellement ados puis, plus tard, chaotiquement, morfler pour rester ancré à un centre de gravité que personne ne voit. Une sorte d’appétence et d’énergie, un goût pour l’essentiel que je n’ai retrouvé que bien plus tard, en Nora. Toi et moi sommes depuis des années, les seuls enfants, un mythomane mis à part, d’origine maghrébine de la classe : peut-être marchons-nous tous deux dans un pays que nous seuls connaissons, si bien que nous n’avons pas à en définir les limites. Plutôt d'un pays chimérique qui, parce que nous ne le comprendrons ni ne le prendrons jamais, est sans frontières. Même lorsque je suis partie, toi seul es resté, m’as écrit, n’as pas lâché.

A tes côtés et aux côtés de Frédéric, parti comme moi, jamais je n’avais connu la solitude. Dès l’instant où j’ai quitté l’asphalte pour le pré, elle ne m’a pas quittée et j’ai grandi d’un coup d’un seul. C’est moi qui t’ai lâché, la distance, le temps, les gens, puis je suis revenue. Je me suis dit, tu es là à présent et tu as le temps. Je me suis laissée dix jours avant de vous retrouver tous; vous étiez restés liés. Dix jours pour t’appeler, mais finalement, le neuvième jour on m’a appelée. Et merde ! T’as tout balancé, jeté contre le bitume mon enfance et mon adolescence. Tu t’es projeté dans l’avenir, connerie d'expression, collision d’un corps sur une surface lisse à mourir. Ton corps démantibulé a disloqué le groupe. Ils ne peuvent même plus se regarder tant le pourquoi? les obsède: un pourquoi aussi ridicule et vain qu'une raison d'être en vie. Ils m’ont interpellée pour te reconstituer avec des bribes de souvenirs. Je n’étais plus là depuis des années et je n’ai pas refait surface, parce que revenir en arrière et ressusciter les membres efflanqués du passé, c’est inutile. Avec toi, en une vague, partis tous mes amis d’enfance et quinze ans balayés par la lame.

J'ai juste dit Majdi est mort, et puis je me suis tue. A qui dire quoi? Parce qu'on vit tous des épisodes douloureux, ce n'est pas grave, on est plusieurs et ça rassure. J'ai repassé les deux années de séparation pour me convaincre que nous avions changé, que nous ne nous étions pas revus et que, finalement, nous étions déjà morts l'un pour l'autre. Je t'ai rangé et tout le reste avec comme un manteau à la fin de l'hiver. C'est con. Mais voilà, à présent, je vois ta jambe franchir la balustrade et ton corps tomber. C’est pas ta faute, ni la mienne, c’est forcément la faute au bon Dieu. Et aucun si. Si je, si tu, si il... non. C’est comme ça, gosse tu ne choisis pas la fin du conte. Tes yeux hagards se vident de leur substance. Les dents de ton sourire se fracassent à terre, là, exactement là, où durant des années, on se retrouvait. Ta mère m’a demandée mais rien de la suite ne me concernait. Tu as choisi de couper le fil net; respecter ta décision c'est stop, fin, plus rien. En Tunisie, tu es enterré dans la ville de mon père, en famille en somme. Et ça y'est, j’y suis allée boulevard Mortier juste pour te dire, et il était temps, que tu manques.

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