Aujourd’hui, j’ai écrit un texte pas drôle, sans doute chiant à mourir et ceux ou celle (sans -s-) qui me diront que je réfléchis trop repasseront pour le scoop
Ces derniers mois, deux textes m’ont interpellée. Le premier est de Tarik Noui, si ce n’est auteur de son état du moins en état d’auteur (vous trouverez l'auteur et le texte Ma langue sur le trottoir à l’adresse suivante : http://www.myspace.com/tariknoui, ou peut-être sur son blog, en panne pour l’heure) ; le second écrit par un ami qui me le donna à lire pour le corriger. Tarik est kabyle, le second est tunisien, et les deux textes portent sur la langue. Tarik m’a parlé de son rapport à la langue et de ce fossé entre la langue française qu’on lui inculquait en Algérie et la réalité concrète qu’il découvrit enfant à son arrivée en France. Apprendre le mot bouteille puis découvrir ce qu’est une bouteille, c’est une seconde naissance, un déchirement aussi entre ce que le mot évoquait dans l’imaginaire et sa pâle réalité plastique. Le second ami évoque lui dans son texte un autre fossé, celui entre le français et l’arabe, entre la langue de la pensée et les mots qu’il faut choisir pour parler ou écrire. Tous deux ne cultivent pas le même rapport à la langue parce qu’il s’agit de deux générations et de deux vagues d’immigration (comme on dit…) différentes. Tous deux posent cependant la question de la langue, une question cruciale pour moi, au moment où j’ai achevé la première mouture de Lila et d’Ugo et l’ai fait lire à quelques lecteurs. Pour la première fois, je n’ai pas écrit pour me faire comprendre, mais pour écrire. Du coup, de longues conversations s’en s’ont suivies qui posent toutes la question du rapport à la langue.
Ces deux textes m’ont interpellée parce qu’ils sont écrits par deux personnes dont je connais la parole, le mot prononcé dans sa spontanéité si bien que je devine à présent le dit et le non-dit opposés à l'écrit et au non-écrit. Ils m’ont également interpellée comme deux visages de mon propre rapport aux mots. Pourtant, la redécouverte par Tarik de la langue française, je ne l’ai pas connue, pas plus que l’écartèlement du second entre deux langues. Ce qui génère chez eux des déchirures à vif, je le vois comme une chance car comme une distance qui impose un rapport ludique, surréaliste, voire premier avec les mots. C’est d’ailleurs sur l’échine de cette déchirure que Tarik a puisé du talent, car la langue n’est pas seulement agencement de mots : la langue est un regard sur le monde et sur soi, avant d’être, rarement, dialogue éventuel. Pour moi, aucun fossé : on ne m’a pas appris l’arabe et le français est ma langue maternelle au sens premier du terme. Je n’ai jamais cultivé de goût pour aucune langue étrangère, par manque d’ouverture d’esprit, par paresse, également parce que la parole en tant que dire n’a jamais constitué mon terrain de prédilection, surtout parce que la langue française me paraît labyrinthique: en sortir indemne semble déjà présomptueux, commençons par creuser ce que l’on a avant d’avoir la prétention de se frotter aux autres langues.
Ma langue est une valise pleine de couches, des sous-vêtements aux chaussures en passant par la trousse de toilette. De l’essentiel à l’accessoire. Avec moi, partout, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur c’est être capable d’ouvrir la valise ; mais la vider c’est repartir pour quérir d’autres mots. Repartir, sans cesse, ne pas rester en place parce qu’on n’a plus de mots pour s’encrer. La valise est une boîte de Pandore : avoir des mots avec, sur et en soi, c’est percevoir nettement, comme une lame transperce, les moments où on n’a pas trouvé le bon, de mot, pour l’autre ou juste pour soi. Les moments surtout où on aurait mieux fait de se taire ou de ne pas écrire parce qu’on n’a pas su. Les mots, passe encore, mais il faut les ordonner, les prononcer et les entonner. Trimballer la valise, c’est se taire, ne jamais l’ouvrir, apprendre à la fermer. Dans l’interstice entre ouvrir et fermer se trouve ma langue, au seuil de l’enfance, au creux de ce moment où on hésite, parce que devenir adulte c’est pleurer et rire en silence.
Alors, dans ma vie, la vraie si je peux dire, je préfère l’action aux mots même si ces derniers ralentissent trop souvent mon action. Le mot est dur, il blesse, tranche, édulcore, fait défaut. Un mot ne sera jamais aussi beau ni doux qu'une main. Il n’est jamais douillet, on ne s’y couche pas. Prononcé, il étale son histoire et tourbillonne de toute sa polysémie. Il ravive l’histoire, la sienne, celle de l’autre: le mot est une aiguille à tricoter les tripes et il faut prendre le temps de le choisir. Il s’écrit, se touche, s’entend et se goûte. Et il plaque, circonscrit l’individuel dans l’usage ordinaire. D’ailleurs, puisque je parle de la langue, la voici plaquée en expressions : la langue de vipère ou de pute, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, prendre ou perdre langue comme on perd des plumes. Pour l’écrivain, perdre un mot suffit à perdre la plume. Voici ce qu’est aussi la langue française : un enchaînement d’expressions et de proverbes qui vous font sentir étranger dès lors que vous ne les comprenez pas. Il n’est d’ailleurs pas tant question de comprendre que de regarder des expressions ou des mots comme un scientifique un corps étranger. Car, concrètement, que fait une langue de vipère ? Rien, la vipère mord de ses dents, ainsi se transmet son venin. Dès lors, pourquoi une langue de vipère plus qu’une langue de crapaud ? L’homme seul crache son venin en mots, pas la vipère. Pour peu qu’on interroge la langue et elle vous renvoie en pleine face votre ignorance ou votre incapacité à y adhérer: elle saoule. Là est le fossé, d’autant plus large lorsque de langue, on en a qu’une. Pas de solution de repli.
La langue précède et contraint l’esprit à un système de pensée et à un ordonnancement des mots. Il faut la tordre, l’étirer, la culbuter, la presser, pour éventuellement parvenir à extraire une goutte de ce que l’on veut dire. Voilà pourquoi, entre autres, le dire n’est pas mon fort pas plus que le conter ou le raconter. Parce que dire vrai ou juste suppose un travail sur les mots qui exclue la spontanéité. Quoi qu’il en soit, je n’ai rien à dire. Je n’ai pas d’idées ni de raison. De fait, je ne dis le plus souvent que des bêtises, des approximations ou effleure d’un mot le superficiel. Je dis comme on joue. L’écrit seul permet la distance nécessaire à l'extraction du suc : il n’est pas synonyme de talent ni dans la forme ni dans le fond, mais de l’expression la plus "adhérente". De l’expression la plus pure lorsqu’on a rien à dire mais l’envie de transmettre. Et je ne parlerai pas des mots des autres lorsqu’ils s’adressent à moi, tant ils peuvent dresser une barricade ou enfermer dans une geôle.
La langue est un gouffre. Découvrir un mot ou un sens, c’est nommer une réalité de soi et, au contraire, ne pas comprendre un mot, même en lisant sa définition, c’est prendre conscience de son ignorance en tant qu’homme cultivé et en tant qu’homme simplement. Trouver le mot juste, c’est jubilatoire. Manquer de mots, c’est la solitude. Etre pris dans une farandole de mots, dans une langue tentaculaire, c’est se sentir incapable de communiquer. Et la langue française y est pour beaucoup: hautaine, fière, retorse, trompeuse et aguicheuse. Pudique aussi mais compliquée lorsqu'on voudrait que tout soit simple… Elle est l’image de la raison, déposée là par des siècles de culture. Elle est à l’image de nos villes, élégante mais cloisonnée, dépourvue de générosité, de sensualité et de chemins de traverse. Certes, on peut jouer avec les mots mais jouer est vite lassant. On peut, en latiniste, ressusciter des sens : et alors ? qu’importe les sens s'ils n’existent plus ? La langue française est dictatoriale, elle est organisée pour préserver la survie de ses membres : les mots. Elle est peuplée de on ne peut pas, on doit, de verbes transigeants et intransigeants : on rêve de ou à. Elle n’établit pas de rapport originel ni charnel : s’en servir c’est forcément la domestiquer, à force de travail et de technicité. Ou de génie, mais c’est autre chose.
Je n’ai rien à dire. Pas d’idées, beaucoup d’émotions. Peu de raison, une sensibilité au monde. Les poètes m’ont toujours parlé, jusqu’au ventre, et au mot je préfère l’image. Elle domine, concrète ou figurée. Elle n’est pas superficielle, elle est notre fondement : toute sa vie on court après des images ou elles nous poursuivent. Pour les exprimer, j’appelle la langue paternelle, celle du cœur, du rapport à la terre et à la mer, des crises violentes de colère ou d'amour. Cette langue se passe de mots, elle est un regard, une capacité à s'émouvoir, à recevoir et à partager. Les mots ne sont plus solidaires, je veux les faire exister seuls. Je les veux charnels et sensuels, les sentir effleurer mes émotions comme une main sur mon corps. Je les veux pétris d’une identité fluctuante, d’expériences, abreuvés d’émotions. Je ne le veux ordonnés que comme les pixels d’une image. Je veux surtout des mots organisés en grottes d’écho aux sensations et aux miettes de temps, comme une chanson surprend et vous plaque contre un mur, "les souvenirs ou la vie!". Je veux des mots lucioles.
Ce sont les vôtres, mais ce sont aussi les miens et oui, je les ai glanés à l’université, dans les livres, mais aussi dans la rue, dans les bars ou dans le métro, dans la bouche des vieux et de quelques enfants. Seul ce mélange, association d'images, tisse ma langue telle qu’elle existe originellement dans mon esprit avant de n’être que de papier. Les émotions surgissent en cavalcades de mots dans mon esprit et la rigueur et la précision chirurgicale de la langue française me permettent de les maîtriser, de les canaliser, d'effectuer un tri et de ciseler. Il n’y a que sur une feuille que je m’enracine; lorsque les déliés orgueilleux de la langue française s’adoucissent d’arabesques, un espace se dessine, interstice toujours: celui de la, de ma mixité. Dans l'écriture, et seulement là, que je touche du doigt le sentiment éphémère de la complétude. Ma langue est sans relief; plate comme l’eau, elle n’est torturée ni violente, mais je souhaite qu’elle apaise comme le spectacle, niché dans le trou d’une terre qu’on sent sous ses mains, ses pieds, pleinement, d’un lac serein et sans remous (cf. blog du 28/04). Alors oui, je ne peux parler à tout le monde, mais je n’écris pas pour tout le monde, ni pour parler, parce que, une fois de plus, je n’ai rien à dire, ce blog en est d’ailleurs la preuve : je n’y dis rien. Lila et Ugo sont à cette image. Lila et Ugo ne sont qu’images.
Ces derniers mois, deux textes m’ont interpellée. Le premier est de Tarik Noui, si ce n’est auteur de son état du moins en état d’auteur (vous trouverez l'auteur et le texte Ma langue sur le trottoir à l’adresse suivante : http://www.myspace.com/tariknoui, ou peut-être sur son blog, en panne pour l’heure) ; le second écrit par un ami qui me le donna à lire pour le corriger. Tarik est kabyle, le second est tunisien, et les deux textes portent sur la langue. Tarik m’a parlé de son rapport à la langue et de ce fossé entre la langue française qu’on lui inculquait en Algérie et la réalité concrète qu’il découvrit enfant à son arrivée en France. Apprendre le mot bouteille puis découvrir ce qu’est une bouteille, c’est une seconde naissance, un déchirement aussi entre ce que le mot évoquait dans l’imaginaire et sa pâle réalité plastique. Le second ami évoque lui dans son texte un autre fossé, celui entre le français et l’arabe, entre la langue de la pensée et les mots qu’il faut choisir pour parler ou écrire. Tous deux ne cultivent pas le même rapport à la langue parce qu’il s’agit de deux générations et de deux vagues d’immigration (comme on dit…) différentes. Tous deux posent cependant la question de la langue, une question cruciale pour moi, au moment où j’ai achevé la première mouture de Lila et d’Ugo et l’ai fait lire à quelques lecteurs. Pour la première fois, je n’ai pas écrit pour me faire comprendre, mais pour écrire. Du coup, de longues conversations s’en s’ont suivies qui posent toutes la question du rapport à la langue.
Ces deux textes m’ont interpellée parce qu’ils sont écrits par deux personnes dont je connais la parole, le mot prononcé dans sa spontanéité si bien que je devine à présent le dit et le non-dit opposés à l'écrit et au non-écrit. Ils m’ont également interpellée comme deux visages de mon propre rapport aux mots. Pourtant, la redécouverte par Tarik de la langue française, je ne l’ai pas connue, pas plus que l’écartèlement du second entre deux langues. Ce qui génère chez eux des déchirures à vif, je le vois comme une chance car comme une distance qui impose un rapport ludique, surréaliste, voire premier avec les mots. C’est d’ailleurs sur l’échine de cette déchirure que Tarik a puisé du talent, car la langue n’est pas seulement agencement de mots : la langue est un regard sur le monde et sur soi, avant d’être, rarement, dialogue éventuel. Pour moi, aucun fossé : on ne m’a pas appris l’arabe et le français est ma langue maternelle au sens premier du terme. Je n’ai jamais cultivé de goût pour aucune langue étrangère, par manque d’ouverture d’esprit, par paresse, également parce que la parole en tant que dire n’a jamais constitué mon terrain de prédilection, surtout parce que la langue française me paraît labyrinthique: en sortir indemne semble déjà présomptueux, commençons par creuser ce que l’on a avant d’avoir la prétention de se frotter aux autres langues.
Ma langue est une valise pleine de couches, des sous-vêtements aux chaussures en passant par la trousse de toilette. De l’essentiel à l’accessoire. Avec moi, partout, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur c’est être capable d’ouvrir la valise ; mais la vider c’est repartir pour quérir d’autres mots. Repartir, sans cesse, ne pas rester en place parce qu’on n’a plus de mots pour s’encrer. La valise est une boîte de Pandore : avoir des mots avec, sur et en soi, c’est percevoir nettement, comme une lame transperce, les moments où on n’a pas trouvé le bon, de mot, pour l’autre ou juste pour soi. Les moments surtout où on aurait mieux fait de se taire ou de ne pas écrire parce qu’on n’a pas su. Les mots, passe encore, mais il faut les ordonner, les prononcer et les entonner. Trimballer la valise, c’est se taire, ne jamais l’ouvrir, apprendre à la fermer. Dans l’interstice entre ouvrir et fermer se trouve ma langue, au seuil de l’enfance, au creux de ce moment où on hésite, parce que devenir adulte c’est pleurer et rire en silence.
Alors, dans ma vie, la vraie si je peux dire, je préfère l’action aux mots même si ces derniers ralentissent trop souvent mon action. Le mot est dur, il blesse, tranche, édulcore, fait défaut. Un mot ne sera jamais aussi beau ni doux qu'une main. Il n’est jamais douillet, on ne s’y couche pas. Prononcé, il étale son histoire et tourbillonne de toute sa polysémie. Il ravive l’histoire, la sienne, celle de l’autre: le mot est une aiguille à tricoter les tripes et il faut prendre le temps de le choisir. Il s’écrit, se touche, s’entend et se goûte. Et il plaque, circonscrit l’individuel dans l’usage ordinaire. D’ailleurs, puisque je parle de la langue, la voici plaquée en expressions : la langue de vipère ou de pute, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, prendre ou perdre langue comme on perd des plumes. Pour l’écrivain, perdre un mot suffit à perdre la plume. Voici ce qu’est aussi la langue française : un enchaînement d’expressions et de proverbes qui vous font sentir étranger dès lors que vous ne les comprenez pas. Il n’est d’ailleurs pas tant question de comprendre que de regarder des expressions ou des mots comme un scientifique un corps étranger. Car, concrètement, que fait une langue de vipère ? Rien, la vipère mord de ses dents, ainsi se transmet son venin. Dès lors, pourquoi une langue de vipère plus qu’une langue de crapaud ? L’homme seul crache son venin en mots, pas la vipère. Pour peu qu’on interroge la langue et elle vous renvoie en pleine face votre ignorance ou votre incapacité à y adhérer: elle saoule. Là est le fossé, d’autant plus large lorsque de langue, on en a qu’une. Pas de solution de repli.
La langue précède et contraint l’esprit à un système de pensée et à un ordonnancement des mots. Il faut la tordre, l’étirer, la culbuter, la presser, pour éventuellement parvenir à extraire une goutte de ce que l’on veut dire. Voilà pourquoi, entre autres, le dire n’est pas mon fort pas plus que le conter ou le raconter. Parce que dire vrai ou juste suppose un travail sur les mots qui exclue la spontanéité. Quoi qu’il en soit, je n’ai rien à dire. Je n’ai pas d’idées ni de raison. De fait, je ne dis le plus souvent que des bêtises, des approximations ou effleure d’un mot le superficiel. Je dis comme on joue. L’écrit seul permet la distance nécessaire à l'extraction du suc : il n’est pas synonyme de talent ni dans la forme ni dans le fond, mais de l’expression la plus "adhérente". De l’expression la plus pure lorsqu’on a rien à dire mais l’envie de transmettre. Et je ne parlerai pas des mots des autres lorsqu’ils s’adressent à moi, tant ils peuvent dresser une barricade ou enfermer dans une geôle.
La langue est un gouffre. Découvrir un mot ou un sens, c’est nommer une réalité de soi et, au contraire, ne pas comprendre un mot, même en lisant sa définition, c’est prendre conscience de son ignorance en tant qu’homme cultivé et en tant qu’homme simplement. Trouver le mot juste, c’est jubilatoire. Manquer de mots, c’est la solitude. Etre pris dans une farandole de mots, dans une langue tentaculaire, c’est se sentir incapable de communiquer. Et la langue française y est pour beaucoup: hautaine, fière, retorse, trompeuse et aguicheuse. Pudique aussi mais compliquée lorsqu'on voudrait que tout soit simple… Elle est l’image de la raison, déposée là par des siècles de culture. Elle est à l’image de nos villes, élégante mais cloisonnée, dépourvue de générosité, de sensualité et de chemins de traverse. Certes, on peut jouer avec les mots mais jouer est vite lassant. On peut, en latiniste, ressusciter des sens : et alors ? qu’importe les sens s'ils n’existent plus ? La langue française est dictatoriale, elle est organisée pour préserver la survie de ses membres : les mots. Elle est peuplée de on ne peut pas, on doit, de verbes transigeants et intransigeants : on rêve de ou à. Elle n’établit pas de rapport originel ni charnel : s’en servir c’est forcément la domestiquer, à force de travail et de technicité. Ou de génie, mais c’est autre chose.
Je n’ai rien à dire. Pas d’idées, beaucoup d’émotions. Peu de raison, une sensibilité au monde. Les poètes m’ont toujours parlé, jusqu’au ventre, et au mot je préfère l’image. Elle domine, concrète ou figurée. Elle n’est pas superficielle, elle est notre fondement : toute sa vie on court après des images ou elles nous poursuivent. Pour les exprimer, j’appelle la langue paternelle, celle du cœur, du rapport à la terre et à la mer, des crises violentes de colère ou d'amour. Cette langue se passe de mots, elle est un regard, une capacité à s'émouvoir, à recevoir et à partager. Les mots ne sont plus solidaires, je veux les faire exister seuls. Je les veux charnels et sensuels, les sentir effleurer mes émotions comme une main sur mon corps. Je les veux pétris d’une identité fluctuante, d’expériences, abreuvés d’émotions. Je ne le veux ordonnés que comme les pixels d’une image. Je veux surtout des mots organisés en grottes d’écho aux sensations et aux miettes de temps, comme une chanson surprend et vous plaque contre un mur, "les souvenirs ou la vie!". Je veux des mots lucioles.
Ce sont les vôtres, mais ce sont aussi les miens et oui, je les ai glanés à l’université, dans les livres, mais aussi dans la rue, dans les bars ou dans le métro, dans la bouche des vieux et de quelques enfants. Seul ce mélange, association d'images, tisse ma langue telle qu’elle existe originellement dans mon esprit avant de n’être que de papier. Les émotions surgissent en cavalcades de mots dans mon esprit et la rigueur et la précision chirurgicale de la langue française me permettent de les maîtriser, de les canaliser, d'effectuer un tri et de ciseler. Il n’y a que sur une feuille que je m’enracine; lorsque les déliés orgueilleux de la langue française s’adoucissent d’arabesques, un espace se dessine, interstice toujours: celui de la, de ma mixité. Dans l'écriture, et seulement là, que je touche du doigt le sentiment éphémère de la complétude. Ma langue est sans relief; plate comme l’eau, elle n’est torturée ni violente, mais je souhaite qu’elle apaise comme le spectacle, niché dans le trou d’une terre qu’on sent sous ses mains, ses pieds, pleinement, d’un lac serein et sans remous (cf. blog du 28/04). Alors oui, je ne peux parler à tout le monde, mais je n’écris pas pour tout le monde, ni pour parler, parce que, une fois de plus, je n’ai rien à dire, ce blog en est d’ailleurs la preuve : je n’y dis rien. Lila et Ugo sont à cette image. Lila et Ugo ne sont qu’images.
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