Martial se faufile, il est deux heures du matin. Place de la Bastille, il évite d’un coup de rein de lézard les pas balbutiants des parisiens sortant des bars. «Whaaaouh, regarde, y a un martien déguisé en lézard !» dit un gnhomme vacillant et son amie l’attrape par le bras, «mais oui, allez viens, on rentre». Le gnhomme s’éloigne, ne cesse de se retourner, fronçant les yeux pour retrouver Martial. Martial est déjà loin, effaré par l’épanchement des émotions sur le bitume à cette heure de la nuit. Ca rit à gorge déployée, ça chante à écraser la queue d’un chat, ça pleure à chaudes larmes, ça s’embrasse contre les murs. Tous les gnhommes se touchent, l’épaule, la main, se soutiennent pour marcher, ou goûtent avidement les premiers baisers. Martial trouve tout cela bizarre, n’avait pas perçu le monde des gnhommes ainsi. C’est qu’à cette heure de la nuit, le monde on le refait.
Et voici le square Trousseau, tout s’apaise, à peine quelques âmes solitaires le longent-elles, humant le nectar du tilleul. Martial tourne, se faufile le long des grilles glacées du square afin d’éviter, plus loin, une corneille qui éventre de coups de bec rageurs, le sac d’une poubelle. La corneille ne semble guère renseignée qui déchire un sac poubelle jaune qui ne contient, de fait, que cartons et papiers. Mais les classes d'intelligence et de sensibilité chez les oiseaux, c’est une autre histoire. Martial est arrivé. Rue Charles Baudelaire.
« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous! Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise. »
Martial ne saisit pas bien le sens profond du poème ni du mot enivré mais il sait que sur le monde des gnhommes, Baudelaire a tout exprimé et qu’une rencontre, véritable, avec lui suffit paraît-il à certains de trouver une raison d’être en vie. Légitime. Question que le martien ne se pose guère tandis que tant de gnhommes la ruminent, la remâchent. L'incubent comme l’alcool. Martial a pu le constater en ingurgitant du bout de l’antenne des centaines de livres de et sur les gnhommes. Le martien s’interroge sur l’intérêt de la question d’être en vie, et sur les effets, recherchés pour y répondre, des drogues, de l’alcool, des effusions sensuelles et de la recherche de l’instant pur suc dans la coupelle de l’éphémère. Martial lève les yeux au ciel et aperçoit l’étoile qui, dans un dernier souffle, un ultime effort, brille de tout son pouls pour le rappeler à sa mission. C’est là l’étoile, rue Charles Baudelaire, qu’habite le gnhomme qui t’a perdue. Martial s’arrête et se concentre.
Autour de lui, silence. Le lézard se fige, ses yeux roulent, et on perçoit sous sa peau fine et tendue les battements de son cœur. Martial fait cœur et corps avec le bitume et ses palpitations. Il ressent les vibrations du dernier métro et devine, sous ses petites pattes de lézard, les anciens pavés recouverts de goudron. Des flots d’histoire et de littérature ingurgitée lui parlent en flux d’images, les candélabres et l’allumeur de réverbères, les maisons basses et les pas chaotiques du poète. Un cycliste passe, rompt l’ouate d’une chansonnette et arrache Martial à ses pérégrinations. Martial se ressaisit, tente d’enrayer la course des temps et des lignes d'écriture croisées, dans sa tête, refait le silence. Et il entend alors, faiblement, les notes s’échappant d’une fenêtre. « Porter le chagrin des départs… partir où personne ne part… aimer, jusqu’à la déchirure, aimer même trop, même mal, tenter sans force et sans armure d’atteindre l’inaccessible étoile… ». Martial repère le troisième étage du 18, une fenêtre entrebâillée et une lueur chiche. Se glisse dans l’interstice du portail en bois massif. Une cour pavée et fleurie, un escalier en bois dépoli, un pallier, trois portes, les notes se précisent. Martial se coule entre le paillasson et le pas de porte et il y est.
L’appartement est petit, le sol est jonché de feuilles sillonnées de mots, d’assiettes sales, de bouteilles. Ca sent le renfermé, selon l’odorat de lézard du moins. Une petite lampe en terre luit de ses maigres forces. Par terre, des cendriers, hérissons de mégots, et des livres aux pages jaunes qui se déchirent la tranche. La voix de Brel semble être la seule vivante mais sur un matelas, un gnhomme dort. Martial s’approche, s’accroche à un mur. Le martien est surpris. Il s’attendait à ce qu’un gnhomme qui perd une étoile et écoute Jacques Brel ait au moins cinquante ans, et celui-là doit en porter trente-cinq à tout casser. Il est sur le dos, les bras en croix, bien ouverts comme pour ne pas s’amener avec lui dans le voyage. Le souffle court se heurte de hoquets et les mains, en sursauts, se cramponnent parfois au drap. « Il semble que dormir le fatigue », se dit Martial, dormir constitue pourtant une activité de choix».
Mais le martien ne sait pas que, contrairement à lui, le gnhomme n’a pas le choix. Il doit dormir à un moment, s’effondrer, tandis que le martien décide, lui, de dormir ou non, toutes les semaines de martien, ou tous les ans, ou une fois par siècle. Ou pas. « Tiens, je dormirais bien », se dit le martien lorsque le gnhomme ploie et tombe sous le joug d’un maître qui décide seul d’un sommeil en landes ou en récifs. Ne sait pas que le gnhomme, s’il a sommeil d’un coup, que le sable monte à ses paupières, ne peut se laisser aller à un repos salvateur parce que c’est le jour, qu’il faut travailler, ne pas rompre le rythme précaire qui le punaise en affiche au monde des gnhommes. Finalement, Martial ne sait pas ce qu'est le sommeil tout court, nécessité ou pays. Il ne devine guère que le sommeil est un univers au creux duquel se jouent et se rejouent les vies des ghnommes. Martial ne sait pas que tout ce que les gnhommes font, guerres et paix, œuvres d’art, inhumanité bestiale, n’existent qu’au regard d’un moment, si simple qu’il en est futile, de s’endormir enrobé par un autre corps comme en un bain de tendresse. Mais le sommeil du gnhomme qu’il contemple le lui dit, lui murmure un « eh, oui, tout ça pour ça!»
« Et c’est tout ? », s’interroge Martial perplexe, « est-ce ainsi que les gnhommes vivent ?» Oui, leurs baisers au loin les suivent. Martial observe l’homme qui dort seul, occupant, tel un parachute se déploie au sol, toute la surface du matelas, et il se souvient du recueil compulsé, «changer de lit changer de corps, à quoi bon puisque c'est encore, moi qui moi-même me trahis, moi qui me traîne et m'éparpille, et mon ombre se déshabille, dans les bras semblables des filles, où j'ai cru trouver un pays». Alors, vos édifices, vos livres, vos tableaux, votre Histoire, vos musiques, vos Gnhommes avec un grand G dont vous vénérez la mémoire, vos suicides et vos maux, votre philosophie, vos sciences, vos religions ne sont que témoignages de la présence ou de l’absence d’une main dans la vôtre? Celle d’un parent, d’un enfant, d’un ami ou d’un amant ? Tout se joue ici, sur un matelas Ikéa ?
«Ainsi, voilà les gnhommes, des êtres en quête, même pas de l’amour dont on m'a parlé, ni de la beauté qu'on m'a vantée, mais d’une tendresse aux allures de vérité. Pitoyable, se dit Martial, malgré tout chamboulé par une révélation qui va le contraindre à reconsidérer son univers de martien. Pour en savoir davantage, pour que ce passage sur Terre constitue l'occasion de comprendre, pour que ce gnhomme cesse de changer le cours des étoiles et pour le délivrer d’un sommeil en fardeau, Martial décide de réveiller le gnhomme qui dort.
Le martien et le gnhomme, c’est bientôt.
Et voici le square Trousseau, tout s’apaise, à peine quelques âmes solitaires le longent-elles, humant le nectar du tilleul. Martial tourne, se faufile le long des grilles glacées du square afin d’éviter, plus loin, une corneille qui éventre de coups de bec rageurs, le sac d’une poubelle. La corneille ne semble guère renseignée qui déchire un sac poubelle jaune qui ne contient, de fait, que cartons et papiers. Mais les classes d'intelligence et de sensibilité chez les oiseaux, c’est une autre histoire. Martial est arrivé. Rue Charles Baudelaire.
« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous! Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise. »
Martial ne saisit pas bien le sens profond du poème ni du mot enivré mais il sait que sur le monde des gnhommes, Baudelaire a tout exprimé et qu’une rencontre, véritable, avec lui suffit paraît-il à certains de trouver une raison d’être en vie. Légitime. Question que le martien ne se pose guère tandis que tant de gnhommes la ruminent, la remâchent. L'incubent comme l’alcool. Martial a pu le constater en ingurgitant du bout de l’antenne des centaines de livres de et sur les gnhommes. Le martien s’interroge sur l’intérêt de la question d’être en vie, et sur les effets, recherchés pour y répondre, des drogues, de l’alcool, des effusions sensuelles et de la recherche de l’instant pur suc dans la coupelle de l’éphémère. Martial lève les yeux au ciel et aperçoit l’étoile qui, dans un dernier souffle, un ultime effort, brille de tout son pouls pour le rappeler à sa mission. C’est là l’étoile, rue Charles Baudelaire, qu’habite le gnhomme qui t’a perdue. Martial s’arrête et se concentre.
Autour de lui, silence. Le lézard se fige, ses yeux roulent, et on perçoit sous sa peau fine et tendue les battements de son cœur. Martial fait cœur et corps avec le bitume et ses palpitations. Il ressent les vibrations du dernier métro et devine, sous ses petites pattes de lézard, les anciens pavés recouverts de goudron. Des flots d’histoire et de littérature ingurgitée lui parlent en flux d’images, les candélabres et l’allumeur de réverbères, les maisons basses et les pas chaotiques du poète. Un cycliste passe, rompt l’ouate d’une chansonnette et arrache Martial à ses pérégrinations. Martial se ressaisit, tente d’enrayer la course des temps et des lignes d'écriture croisées, dans sa tête, refait le silence. Et il entend alors, faiblement, les notes s’échappant d’une fenêtre. « Porter le chagrin des départs… partir où personne ne part… aimer, jusqu’à la déchirure, aimer même trop, même mal, tenter sans force et sans armure d’atteindre l’inaccessible étoile… ». Martial repère le troisième étage du 18, une fenêtre entrebâillée et une lueur chiche. Se glisse dans l’interstice du portail en bois massif. Une cour pavée et fleurie, un escalier en bois dépoli, un pallier, trois portes, les notes se précisent. Martial se coule entre le paillasson et le pas de porte et il y est.
L’appartement est petit, le sol est jonché de feuilles sillonnées de mots, d’assiettes sales, de bouteilles. Ca sent le renfermé, selon l’odorat de lézard du moins. Une petite lampe en terre luit de ses maigres forces. Par terre, des cendriers, hérissons de mégots, et des livres aux pages jaunes qui se déchirent la tranche. La voix de Brel semble être la seule vivante mais sur un matelas, un gnhomme dort. Martial s’approche, s’accroche à un mur. Le martien est surpris. Il s’attendait à ce qu’un gnhomme qui perd une étoile et écoute Jacques Brel ait au moins cinquante ans, et celui-là doit en porter trente-cinq à tout casser. Il est sur le dos, les bras en croix, bien ouverts comme pour ne pas s’amener avec lui dans le voyage. Le souffle court se heurte de hoquets et les mains, en sursauts, se cramponnent parfois au drap. « Il semble que dormir le fatigue », se dit Martial, dormir constitue pourtant une activité de choix».
Mais le martien ne sait pas que, contrairement à lui, le gnhomme n’a pas le choix. Il doit dormir à un moment, s’effondrer, tandis que le martien décide, lui, de dormir ou non, toutes les semaines de martien, ou tous les ans, ou une fois par siècle. Ou pas. « Tiens, je dormirais bien », se dit le martien lorsque le gnhomme ploie et tombe sous le joug d’un maître qui décide seul d’un sommeil en landes ou en récifs. Ne sait pas que le gnhomme, s’il a sommeil d’un coup, que le sable monte à ses paupières, ne peut se laisser aller à un repos salvateur parce que c’est le jour, qu’il faut travailler, ne pas rompre le rythme précaire qui le punaise en affiche au monde des gnhommes. Finalement, Martial ne sait pas ce qu'est le sommeil tout court, nécessité ou pays. Il ne devine guère que le sommeil est un univers au creux duquel se jouent et se rejouent les vies des ghnommes. Martial ne sait pas que tout ce que les gnhommes font, guerres et paix, œuvres d’art, inhumanité bestiale, n’existent qu’au regard d’un moment, si simple qu’il en est futile, de s’endormir enrobé par un autre corps comme en un bain de tendresse. Mais le sommeil du gnhomme qu’il contemple le lui dit, lui murmure un « eh, oui, tout ça pour ça!»
« Et c’est tout ? », s’interroge Martial perplexe, « est-ce ainsi que les gnhommes vivent ?» Oui, leurs baisers au loin les suivent. Martial observe l’homme qui dort seul, occupant, tel un parachute se déploie au sol, toute la surface du matelas, et il se souvient du recueil compulsé, «changer de lit changer de corps, à quoi bon puisque c'est encore, moi qui moi-même me trahis, moi qui me traîne et m'éparpille, et mon ombre se déshabille, dans les bras semblables des filles, où j'ai cru trouver un pays». Alors, vos édifices, vos livres, vos tableaux, votre Histoire, vos musiques, vos Gnhommes avec un grand G dont vous vénérez la mémoire, vos suicides et vos maux, votre philosophie, vos sciences, vos religions ne sont que témoignages de la présence ou de l’absence d’une main dans la vôtre? Celle d’un parent, d’un enfant, d’un ami ou d’un amant ? Tout se joue ici, sur un matelas Ikéa ?
«Ainsi, voilà les gnhommes, des êtres en quête, même pas de l’amour dont on m'a parlé, ni de la beauté qu'on m'a vantée, mais d’une tendresse aux allures de vérité. Pitoyable, se dit Martial, malgré tout chamboulé par une révélation qui va le contraindre à reconsidérer son univers de martien. Pour en savoir davantage, pour que ce passage sur Terre constitue l'occasion de comprendre, pour que ce gnhomme cesse de changer le cours des étoiles et pour le délivrer d’un sommeil en fardeau, Martial décide de réveiller le gnhomme qui dort.
Le martien et le gnhomme, c’est bientôt.
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