Ce matin, lors de mon trajet en scooter, j’ai croisé une horde d’enfants accompagnés d’un "mono". Alors que je les regardais traverser devant mes roues, je me remémorai un événement que je n’ai jamais oublié. Alors aujourd’hui, je vais vous raconter, en ex-clu-si-vité, et en prose (!), un morceau de ma biographie.
Je devais avoir dix ans, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, lorsque je pris conscience, frontalement, que la vie ne serait peut-être pas aussi simple que pour le Club des 5 et que les méchants poursuivis par Fantômette n’étaient que des brigands manichéens alors que l’existence déroulerait sans doute devant moi son lot de méchants subtils. J’avais déjà émis une réserve intérieure quant à l’immortalité du chien de François (ou de Nick ?), Dagobert, lorsque mon chat Pastel avait subitement disparu de mon quotidien, transformé le soir même en un nuage que j’avais vu filer dans le ciel. J’avais également assimilé l’idée de mes déconvenues à venir dans le domaine sentimental quand, à l’école primaire, les garçons précocement en proie à des quêtes identitaires et aux marasmes de l’âme qui naissent sur une humanité féconde et éraflée, assaillaient ma petite personne de doléances alors que moi j’étais secrètement amoureuse de Fabien Guy, simplement parce qu’il était beau. Voilà, ce cadre posé pour signaler que, à dix ans, déjà, je n’étais pas née de la dernière pluie ! Lorsque…
… je partis en colonie de vacances pour faire du cheval. Au niveau des vivants, je ne me souviens d’ailleurs que de mon cheval, Haïfa, une belle femelle camarguaise. Paix à son âme, elle fut des jours durant ma première amie féminine. Le dernier jour de la colo, allez savoir pourquoi, je fus chargée d’aller avec le "mono" faire des emplettes pour notre boum de départ. La vie était encore simple, aux allures d’un supermarché achalandé de bonbons où il suffisait de désigner les paquets pour qu’un homme, grand beau et fort, les mette dans le caddie et règle à la caisse avant de ramener princesse et friandises à bon port.
Une fois la mission accomplie, j’allais me doucher. Les douches étaient une enfilade de cabines et, alors que je briquais ce corps dormant (selon l’expression de quelqu’un que je connais bien,sans que toutefois je sache si elle cultive un lien avec une belle et un rouet…), j’entendis quelqu’un pénétrer dans le couloir des douches, en claquant la porte et en hurlant. (Ici, suspense).
«Qui a fait les courses pour la boum de ce soir ?! Elle est où la coooonne qu’a fait les courses pour la boum de ce soir ?!». C’est moi, mais évidemment, je ne le dis pas tout de suite (la vie m’apprit ensuite qu’il valait mieux même parfois éviter de le dire tout court). Je finis par émettre un timide « euh, c’est moi », en ouvrant ma cabine. Nue devant une fille habillée, inculpée de quelque chose, mais de quoi ?, face à une hystérique, je pris soudain conscience que, un jour ou l’autre, aujourd’hui peut-être, je mourrai. Bref. La fille me dit, toujours en criant : «et tu t’es jamais dit dans ta p’tite tête que y avait des gens qu'aimaient pas le chocolat ?!». (C'était une petite fille qui, sûre d'elle, parlait sans aucune négation).
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Alors là, non. Je ne m’étais jamais dit qu’il y avait des gens qui n’aimaient pas le chocolat. Je pris la mesure de la désespérance de cette petite fille, évincée, à mesure qu’elle ouvrait les sacs de victuailles, de la boum à venir car je n’avais en effet choisi que des friandises à base de chocolat, mais également de sa colère disproportionnée parce que bon, ne pas aimer le chocolat, c’est tout de même de l’ordre du pas possible. Je me sentis coupable et pourtant si innocente, ayant fait tout ce que je pouvais pour que mes compagnons de chambrée se régalent…Je me demandai si le ce "tout ce que je pouvais faire" était véritablement honnête et si je ne devrais pas employer le reste de mon existence à tenter d'apporter une réponse quotidienne à cette question de Damoclès. Je m'interrogeai aussi sur la capacité de mon esprit à intégrer, dans l'avenir, l’ensemble des possibles du monde, même incongrues. Comment faire pour comprendre, intégrer, voire accepter, ce que je ne peux appréhender ni même formuler ? Il y a des gens qui n’aiment pas le chocolat ! Diiingue, non ? Elle n’avait qu’à le dire aussi, en amont, qu’elle n’aimait pas le chocolat, afin que je me familiarise, à mesure de mon périple en carrosse vers le supermarché, avec cette idée affilée.
Dans cet affrontement, sans doute ai-je inconsciemment arbitré de la manière suivante cette flopée de questions : les filles, vraiment, c’est bien trop compliqué et biscornu, elles ne disent pas les choses, calculatrices comme des lionnes dissimulées dans des fourrés (ou dans des couloirs de douche) à guetter une proie qu’elles acculeront de leurs propres responsabilités et désespérances (car, ne pas aimer le chocolat, c’est dur pour un enfant).
Quinze ans plus tard, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus, un ami (car je n’eus alors que des amis sans –e-) me dit : «mais, toi aussi, t’es une fille !». Stupéfaction, consternation, yeux ronds… A quel point tout de même, les hommes, même les êtres chers, se laissent aveugler par les apparences… ! Dix-huit ans plus tard, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus, j’eus ma première amie avec un -e-. Et vingt ans plus tard, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus, ce matin exactement, la résurgence de cette anecdote me fit soudain prendre conscience que femme et homme étaient autant de clivages dépassés, et que ce matin, je me trouvais surtout, à ce feu, à avoir enfin l’âge de sortir avec le mono ! Et, qui sait, peut-être même avec le prof d’histoire ?